Des chiffres ?

L'école maquisarde
5 min readAug 20, 2021

Durant tous les débats qui ont jalonné l’examen du projet de loi visant à interdire l’Instruction en Famille, les ministres ont mis en avant l’augmentation, tantôt “forte”, tantôt “exponentielle”, des effectifs d’enfants instruits en famille. Ils étaient évalués à 50 000 le 2 octobre 2020, à 62 398 le 24 novembre, et M. Darmanin balançait 65 000 début décembre à la radio à qui voulait l’entendre.

Deux faits, méconnus des journalistes et des membres du Conseil Constitutionnel, et bien dissimulés par ces protagonistes, sont essentiels pour relativiser ces chiffres (cf Bongrand, sondage Félicia, etc.) :

  1. Dans les zones urbaines, plus de la moitié des IEF le sont pour un an ou moins (sous-entendu : les effectifs peuvent augmenter ou diminuer en cours d’année scolaire).
  2. Seuls 2% des enfants poursuivent l’IEF au-delà de la 3ème.

Donc il n’y a PAS d’effet cumulatif, et il n’y a PAS de choix définitif entre instruction en famille et scolarisation. S’appuyer sur la seule augmentation (présumée) du nombre d’IEF pour juger de la pertinence d’un régime dérogatoire est un biais de raisonnement particulièrement retors.

Mais quand bien même. Regardons ces chiffres de plus près. D’abord, de quels chiffres parle-t-on exactement ? Du nombre d’enfants instruits hors école ou hors système scolaire ?
Pour faire gonfler les chiffres, sur education.gouv.fr le CNED réglementé est inclus dans les effectifs de l’IEF (cf tableau ci-dessus).
Pour rendre l’augmentation entre 2007 et 2020 “exponentielle”, dans ses observations concernant le projet de loi destinées au Conseil Constitutionnel (note en p.20), le gouvernement exclut le CNED réglementé des effectifs et le présente comme “pour des enfants relevant des cas d’impossibilité de scolarisation”. Ah bon ? Tiens tiens…

Sur le site du ministère, une autre augmentation est toute sauf exponentielle, c’est celle du nombre d’enfants en CNED réglementé. En effet, entre 2007 et 2014, il passe de 10 000 à 15 000, soit une augmentation de 50%. Entre 2014 et 2020, de 15 059 à 16 737, soit une augmentation de… 11%. En fait les chiffres sont même en baisse entre 2018 et 2019 et inférieurs à ceux de 2018 à la dernière rentrée.
Comment expliquer cette stagnation ? Est-ce que les cas d’impossibilités de scolarisation se sont magiquement résorbés grâce à l’action politique exemplaire en terme d’inclusivité de l’école de nos chers politiques ? Euh…
Depuis plusieurs années, le CNED est en déficit (il était de 7,4M€ en 2017 et de 4,5M€ en 2019). Or, pour le CNED, le coût de chaque dossier de CNED réglementé doit être assumé par les subventions de l’Etat, pour “charge de service public”… et ces subventions stagnent ou sont en baisse depuis un certain temps : elles étaient de 72M€ en 2011 et plus que de 31,5M€ en 2019. Sachant que c’est le CNED qui accepte ou non les demandes de CNED réglementé, il vous faut un dessin ? Ou une pétition ?

Maintenant, imaginez qu’en 2010 100% des demandes de CNED réglementé étaient acceptées et que depuis les refus représentent un pourcentage de plus en plus élevé. On avait une augmentation de 3483 des effectifs du CNED entre 2007 et 2010. Avec une augmentation linéaire entre 2010 et 2014, on obtiendrait a minima 18 399 en 2014, contre 15 059 dans les faits. En poursuivant jusqu’en 2020, cette même augmentation linéaire donnerait un nombre d’élèves en CNED réglementé de 25 365 à la rentrée 2020.

Ensuite, toujours dans la même note dans ces observations au CC, le gouvernement précise, alors qu’il s’est bien retenu de le faire auparavant, que l’augmentation ne tient pas compte des enfants de 3 à 6 ans, “nouvellement concernés par l’obligation d’instruction pendant la période”. L’instruction obligatoire a été abaissée à 3 ans à partir de la rentre 2019. On obtient donc, entre les 2 sources, un chiffre intéressant : celui du nombre d’enfants entre 3 et 6 ans déclarés en IEF à la rentrée 2020, soit 16 392 ou 36%.
D’autant plus intéressant si on le compare aux effectifs AVANT l’abaissement à 3 ans, qui étaient de… 19 008 en 2018 !
Si l’augmentation des 3–6 ans en IEF était restée nulle entre 2018 et 2020 (ni forte, ni exponentielle, nulle), on aurait donc eu 14 094 IEF de 6 ans et plus en 2019, soit 4 914 de MOINS qu’en 2018.
En réalité, le nombre de 3–6 ans en IEF serait plutôt en baisse, simplement parce que l’obligation d’instruction a favorisé l’école plutôt que la déclaration en IEF, mais c’était sans compter la petite surprise de 2020…

Enfin, si une part significative des déclarations en IEF sont imputables à des déscolarisations en cours d’année pour des questions de bien-être des enfants (maladie, harcèlement, inadaptation ou phobie…), il en est une autre qui s’est ajoutée à la rentrée 2020, et que le gouvernement a continué de passer sous silence même auprès du Conseil Constitutionnel : la crise sanitaire. Entre les familles qui, à l’occasion de l’école à distance durant le confinement de mars 2020, ont découvert la réalité de l’IEF et ont décidé de sauter le pas, courant 2020 ou à la rentrée, et celles qui, à la rentrée 2020, ont retiré leurs enfants de l’école en raison du protocole sanitaire, il est certain que le différentiel de 15 000 entre début octobre et mi-décembre s’explique en bonne partie par une réaction circonstancielle.

Dernier élément à considérer : la fiabilité du recensement des IEF avant les années 2010. La mission flash sur la déscolarisation de 2018 l’a judicieusement indiqué (p. 5) :

Cet accroissement doit nous interpeller, sans devenir un sujet d’alarme. Il semblerait en effet qu’il soit pour partie imputable à l’intérêt renouvelé des pouvoirs publics pour la question de l’instruction à domicile depuis quelques années, qui a entraîné une amélioration de la mesure du phénomène. Souvenons-nous aussi que des effectifs très faibles sont par nature plus susceptibles de connaître une forte hausse en peu de temps.

Alors, si on combine tout ça, qu’est-ce que ça donne ?

Bleu clair : IEF de 6 ans et plus hors CNED réglementé et crise sanitaire
Bleu foncé : évolution linéaire des effectifs du CNED réglementé hors refus des demandes pour raisons budgétaires, sur la base des chiffres de 2010
Jaune : IEF de 3–6 ans hors crise sanitaire
Orange : IEF de 3–6 ans liés à la crise sanitaire
Gris : IEF de 6 ans et plus liés à la crise sanitaire
Hypothèses posées : 36% d’IEF de 3–6 ans en 2019, comme en 2020 ; 50% des IEF liés à la crise sanitaire de 3–6 ans, 1000 déclarés en IEF liés à la crise sanitaire au cours de l’année 2019–2020 et 12 000 à la rentrée 2020.

“Exponentielle”…

Et vous savez quoi ? La rentrée 2021 aussi aura son lot d’IEF liés à la crise sanitaire. 25 000 ? 35 000 ? 100 000 IEF en 2021 malgré la dernière réforme qui vise à l’interdire, ça aurait de la gueule, non ?

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L'école maquisarde

Points de vue d'un parent pratiquant l'Instruction en Famille de son Enfant Haut Potentiel Intellectuel